Entre le français et l'italien, une histoire de famille
Due lingue vicine
Toutes deux filles du latin, la langue française et la langue italienne ont toujours été très proches à tous points de vue : géographique tout d'abord, avec les Alpes comme voie de passage, mais aussi sur le plan des rapports humains, si l'on se souvient que l'italien a été familier à la Cour de France pendant près d'un siècle, avec la reine Catherine de Médicis, qui épouse le futur roi Henri II en 1533 et qui devient régente de 1560 à 1574, puis avec Marie de Médicis, qui épouse Henri IV en 1600, et qui exercera aussi la régence de 1610 à 1617. Mais il y a plus …
Des rapprochements très anciens
Longtemps auparavant, Brunetto Latini (1220-1294), dont Dante a été le disciple, choisit d'écrire en langue d'oïl et non pas en italien son encyclopédie Li Livres dou Tresor, qui est une sorte d'encyclopédie de toutes les connaissances de l'époque : "Et se aucuns demandoit por quoi cist livres est escriz en romans, selonc le langage des Francois, puisque nous somes Ytaliens, je diroie que ce est por .iv. raisons l'une, car nos somes en France ; et l'autre porce que la parleure est plus delitable et plus commune à toutes gens."
On dit aussi que Dante (1265-1321) aurait séjourné à Paris, rue du Fouarre (5e), en 1304, pendant son exil en France, où il aurait suivi les cours de Brunetto Latini, qu'il raconte avec émotion dans le chant XV de l'Enfer.
C'est également dans une langue romane de France - sans doute un dialecte picard-champenois - et non pas en italien, que Marco Polo, en 1298, dicte à Rustichello da Pisa le récit de son voyage en Extrême-Orient, que l'on connaît sous différents titres : Le livre des merveilles, Le devisement du monde, ou Le million.
De son côté, Pétrarque, qui, lui, n'a écrit qu'en latin et en toscan, a vécu en tout 15 ans en France, surtout à la Fontaine de Vaucluse (en 1327, c’est dans une église d’Avignon qu’il rencontre Laure), et Boccace serait peut-être né à Paris, rue des Lombards[1], sans y avoir vécu.
Mais comment le latin d'origine a-t-il pu devenir d'un côté l'italien, de l'autre, le français?
L’italien, porté par la littérature
Alors que l’unité italienne ne date que de 1870, c’est le dialecte toscan qui, dès la fin du XIIIe siècle[2], acquiert en Italie un prestige sans précédent grâce à trois grands écrivains déjà cités, tous trois nés à Florence : Dante, Boccace et Pétrarque. Leur renommée, qui s’étendra bientôt hors de la Toscane, aura pour effet de laisser dans l’ombre la grande poésie sicilienne qui s‘était développée à la cour de Frédéric II de Hohenstaufen et qui avait d’ailleurs grandement influencé le dolce stil novo[3].
Le toscan l’emportera donc sur les autres dialectes issus du latin, mais à un détail près : seul le toscan sous sa forme écrite acquerra un prestige inégalé, alors que sa prononciation spécifique – la “gorgia” toscana – ne sera jamais considérée comme digne d’être imitée et ne sera jamais adoptée par les autres Italiens, qui en ont même fait un sujet de moquerie. Selon eux, les Toscans “parlano coll’uovo in bocca”, en disant par exemple "la hola hola holla hannuccia", “le coca-cola avec une paille”[4].
Nous retiendrons donc que si le toscan est devenu l’italien, dans un pays où, au moment de l’unité italienne, il n’y avait pas plus de 5 % de la population qui parlait l’italien[5], c’est essentiellement pour des raisons littéraires.
Le français, langue du pouvoir
En France, ce n’est pas pour sa beauté littéraire que la langue façonnée dans l’Ile-de-France est devenue la langue du royaume, puis de la République, mais pour des raisons politiques. Pourtant, dans le Midi, une poésie brillante et raffinée était née dès la fin du XIe siècle, exaltant “l’amour courtois” en langue d’oc (que l’on nommait alors provençal, ou lemosí), et qui était d’ailleurs devenue un modèle auquel puisera abondamment la littérature de la France du Nord.
Les échanges entre les deux pays étaient constants : de nombreux troubadours provençaux, chassés par la croisade contre les Albigeois, avaient dès le XIIIe siècle trouvé refuge dans les cours princières italiennes, et le poète italien Sordello, à la même époque, avait même délaissé son dialecte de Mantoue pour écrire en provençal. Il semble que Dante lui-même avait songé un temps à écrire la Divine Comédie en provençal. C’est dire que cette langue d’oc, déjà d’un grand raffinement, aurait bien pu devenir la langue française.
Mais, en France, c’est à la cour et dans l’entourage du roi que le français a acquis ses lettres de noblesse : une langue réglementée et qui a continué à l’être tout au long des siècles. En effet, la langue française a toujours été une affaire de l’État :
- en 1539, François 1er prend l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui instaure le français – et non plus le latin – comme langue de l’administration et de la justice ;
- en 1635, Richelieu crée l’Académie française, gardienne de l’usage, du “bel usage” ;
- en 1966, le général de Gaulle crée le Haut Comité de la langue française, suivi par le Conseil supérieur de la langue française, rattaché directement au cabinet du Premier Ministre[6]. Il a été remplacé en septembre 2007 par le Conseil de la langue française et de la politique.
La proximité entre le français et l'italien s'est si bien manifestée dans le lexique de l'une et l'autre langues qu'elle a fatalement abouti à un ensemble d'emprunts lexicaux réciproques, parfois méconnus.
Le français emprunte à l’italien[7]
Si c’est surtout au XVIe siècle que l’italomanie a été omniprésente en France, les rapports de la langue française avec l’italien avaient été beaucoup plus précoces. Ils remontent en fait au Moyen Age. On se familiarise alors par exemple avec des mots comme banque et banqueroute : au cours des foires de Champagne, les premiers changeurs exerçaient leur métier derrière une espèce de banc ou de comptoir et quand les affaires allaient mal, on détruisait le banc (banca rotta "comptoir rompu”), d’où la banqueroute.
Plus tard, les emprunts du français à l’italien se font si insistants que le roi de France Henri III demande à Henri Estienne, grammairien et lexicographe, d’écrire des ouvrages montrant que la langue française est aussi belle que la langue italienne, peut-être même plus belle[8].
Henri Estienne stigmatisera des expressions, comme à l’improviste, emprunt à l’italien, en rappelant que le français avait déjà au dépourvu, ou le verbe baster au lieu de suffire, ou encore la première volte pour la première fois.
Le FRANÇAIS DU XVIe siècle, selon Henri Estienne
“I’ay bonnes jambes (de quoi Dieu soit ringratié) mais i’ay batu le strade desia tout ce matin, et n’estoit cela il me basteret l’anime d’accompagner vostre seigneurie partout ou elle voudret… Sa maison est fort discoste, principalement pour vn homme qui est desia vn peu straque, comme ie vous ay dict que i’estes.
Toutesfois ie ne crain pas tant la fatigue du chemin, comme i’ay peur que nous ne le trouuions pas en case. Mais (pour iouer au plus seur) i’enuoiray mon ragasch, pour en sçauoir des nouvelles…”
(Extrait de Henri Estienne, Deux dialogues du nouveau langage français italianizé et autrement desguizé, 1578)
Les écrivains ont également laissé une trace dans les emprunts réciproques.
Montaigne a, semble-t-il, introduit de nombreux mots italiens dans la langue française. Il avait fait un très long voyage en Italie en 1580 et en avait même rapporté un récit en partie rédigé en italien[9]. C’est chez lui qu’apparaissent pour la première fois des mots comme baguette, douche, fougue, ombrelle, fracasser ou travestir.
C’est chez Rabelais que l’on trouve pour la première fois des mots comme soutane ou gondole, ballon ou citrouille.
Du Bellay, de son côté, regrettait l’introduction de bravade et de soldat dans la langue française.
Enfin, Ronsard critiquait l’emprunt de sentinelle et d’embuscade mais il acceptait sans peine camisole.
En résumé, jusqu’au milieu du XXe siècle, le français a été la langue étrangère la plus connue en Italie : en 1961, sur les 4 millions d’Italiens connaissant des langues étrangères, 75 % connaissaient le français et seulement 25 % l’anglais[10], dont l’influence n’avait commencé à se faire sentir qu’au XVIIIe siècle.
Cette longue fréquentation franco-italienne a eu également pour résultat la naissance d'un certain nombre de faux amis, source de malentendus parfois cocasses.
Quelques faux amis
Il faudra se méfier par exemple du budino italien, qui n’a rien à voir avec notre boudin, car il désigne un dessert au lait, une espèce de flan, alors qu'en français, qu'il soit noir ou blanc, c'est une charcuterie salée, tout comme de la caramella en italien, qui peut aussi prêter à confusion car ce n’est pas le caramel, qui est en pâtisserie une préparation à base de sucre fondu, mais le bonbon. Il en est de même pour la soutane en français, bien que ce mot soit un emprunt à l’italien sottana “ jupe ou jupon”, dont le sens a été restreint en français ("habit ecclésiastique").
L’évolution sémantique a pu diverger dans l’une et l’autre langue, et d’anciens bons amis ont pu avec le temps devenir de faux amis. En français, fortuné avait autrefois en pratique le sens de l’italien fortunato “qui a de la chance”, mais aujourd’hui “qui a de la fortune, de l’argent”; mercantile, qui vient de l’italien mercantile “commercial” a pris une nuance péjorative en français alors qu’il avait autrefois le même sens neutre qu’en italien. Le même phénomène se retrouve en sens inverse dans des formes italiennes d’origine française : en passant en italien, le beignet français, devenu bignè en italien, ne désigne plus la même préparation culinaire ; de la “pâte frite” en français, on est passé au “chou (à la crème)” en italien.
Et c'est sur cette note de pâtisserie sucrée que se termine ce voyage en compagnie de deux langues sœurs.
NOTES
- WALTER, Henriette, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Robert Laffont, 1997, 344 p. (Prix Louis Pauwels 1998), p. 140 ( republié dans la collection "Documento", Paris, Robert Laffont 345 p., 2014)
- DE MAURO, Tullio, Storia linguistica dell'Italia unita, Bari, Laterza, 1963, 521 p., p. 27-29
- MIGLIORINI, Bruno, Storia della lingua italiana, Florence, (1° éd. 1937), Florence, Sansoni, 1991, 761 p., p. 119-194; MOMIGLIANO, Attilio, Storia della letteratura italiana dalle origini ai nostri giorni, Milan, Principato, 1951, 665 p., p. 3-24; ARRIGHI, Paul, La littérature italienne, Paris, PUF, "Que sais-je ?" n°715, 1956, 128 p., p. 6
- WALTER, Henriette, L'aventure des langues en Occident. Leur origine, leur histoire, leur géographie, Préface d'André Martinet. Prix spécial du Comité de la Société des Gens de Lettres et Grand Prix des Lectrices de ELLE, 1995, Paris, Robert Laffont, 1994, 498 p. notamment p. 140
- DE MAURO, Tullio, Storia linguistica dell'Italia unita, Bari, Laterza, 1963, 521 p., p.41
- WALTER, Henriette, Le français dans tous les sens, Préface d'André Martinet, Grand Prix de l'Académie française pour 1988, Paris, Robert Laffont, 1988, 384 p. notamment p.181
- WALTER, Henriette & WALTER, Gérard, Dictionnaire des mots d'origine étrangère, Paris, Larousse, (1991), 2e édition revue et augmentée, 1998, 427 p., notamment p. 357-364
- ESTIENNE, Henri, Conformité du langage françois avec le grec, 1566, Deux dialogues du nouveau langage françois italianizé et autrement desguizé…, 1578, et Précellence du langage françois, 1579
- MONTAIGNE, Journal de voyage en Italie, Paris, Librairie générale de poche, 1974
- ZOLLI, Paolo, Le parole straniere, Bologna, Zanichelli, [1976] 1991, 246 p., p. 47, et 59-60
Referenze iconografiche: Aritra Deb/Shutterstock