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Les Incontournables: Louise Labé

Scritto da Manuela Vico | feb 28, 2024

L'œuvre poétique de Louise Labé, bien qu’elle soit concentrée en un seul recueil, représente un moment important dans la littérature française. Aragon lui consacre un bref poème:

Je l'imagine, elle a les yeux noisettes
Je les aurais pour moi bleus préférés
Mais ses cheveux sont blonds comme vous êtes
ô mes cheveux mordorés et dorés.
Aragon

Les causes de cet oubli sont peut-être dues à la faible quantité d’éléments biographiques auxquels on a accès, ou peut-être aussi à la mauvaise réputation entraînée par sa liberté de mœurs. En effet, Pierre Bayle, deux siècles plus tard, dans son Dictionnaire Historique et Philosophique la présente comme une courtisane, érudite, mais toujours une femme qui concède ses faveurs contre de l’argent et cela sur la base de quelques commentaires peu élogieux de ses contemporains.

Mais, à y regarder de près, on découvre un personnage d’une très grande liberté culturelle qui a suivi ses propres inclinations, en se pliant aux exigences de son époque seulement au moment du mariage lorsqu’il fallait assurer à jamais sa condition économique: le mari choisi, un riche cordier, avait quarante années de plus que notre belle poétesse.

On ne connaît pas trop les évènements de sa vie, sa date de naissance aussi reste vague, placée autour des années 1520-1525. En revanche son surnom, "la belle cordière", lui viendrait des professions de son père et de son mari, tous deux riches cordiers. Ce qui est certain toutefois, c’est que cette femme provoqua le scandale dans sa ville natale, Lyon, à cause de sa conduite libre et insouciante des conventions.
La clé pour comprendre les raisons de cette attitude est à rechercher dans la formation exceptionnelle qu’elle a pu recevoir pour une jeune bourgeoise de son époque. Elle apprend le latin, l’italien, des rudiments de grec, la musique - elle joue du luth - mais elle pratique aussi l’équitation, l’escrime, la chasse et les arts martiaux, d’habitude réservés aux hommes. 

Pour ce faire, elle s’habille comme un homme, malgré le sinistre précédent de Jeanne d’Arc, accusée en 1431 de porter d’habits d’homme par Jean d’Estivet, promoteur de son procès (article 12 de son réquisitoire). Il semblerait même, d’après le récit de l’historien Christophe Martin Weiland, qui s’est inspiré, mais sans s’en contenter du portrait de Pierre Bayle, qu’elle eût participé, habillée en militaire, en 1542, au siège de Perpignan, mené par le futur roi Henri II: «Lance au poing et casque en tête, elle se rendit, en 1542, au siège de Perpignan et y rejoignit l‘armée du dauphin qui plus tard allait être le roi Henri II. Sous le nom du capitaine Loys, elle y fit la sensation que l’on peut imaginer. Cette entreprise, loin de nuire à la jeune héroïne, fit d’elle l’objet de l’admiration des chevaliers galants et courtois qui se trouvaient auprès du prince». Weiland compare notre poétesse aux héroïnes combattantes de l’Arioste, Marfise et Bradamante, et lui attribue en même temps, une histoire amoureuse qui marquera sa vie, mais surtout son œuvre, un amour non partagé qui le fera souffrir longuement et deviendra le principal sujet d’inspiration de ses lyriques.

Revenue à Lyon, Louise Labé se marie et entreprend une existence studieuse, mais pas retirée. Bien au contraire, elle établit un cénacle dans sa demeure en invitant les esprits les plus brillants de son temps, parmi lesquels on compte Maurice Scève et Etienne Dolet, ainsi que les membres de la Pléiade qui essaieront plus tard de donner un nouveau souffle à la langue française. Il semblerait aussi que l’un d’entre eux, Olivier de Magny, qui définit sa maison «l’Asile préféré des Muses», se soit épris d’elle d’une passion largement partagée. Elle tient donc à Lyon ce qui pourrait être considérée comme la préfiguration des salons précieux un siècle plus tard, ou des intellectuels éclairés, deux siècles après. C’est justement dans ce milieu extrêmement cultivé qu’elle élabore ses sonnets imprégnés d’un style raffiné qui semblent s’inspirer tantôt des vers de Pétrarque, tantôt des plus célèbres œuvres classiques notamment celles qu’Horace consacra à Lesbia. C’est en 1555 que Louise Labé publie un volume intitulé Œuvres qui comprend un texte en prose Débat de folie et d’amour, trois élégies, 23 sonnets en français et un sonnet en italien. Le recueil rencontra un tel succès qu’il fut réédité trois fois au cours de l’année suivante. Le texte en prose, dans la préface en particulier, nous offre le portrait d’une femme moderne, une féministe convaincue, qui lance un véhément appel aux femmes pour qu’elles s’engagent dans la voie de la culture pour gagner leur autonomie intellectuelle maintenant que «les sévères lois des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences et aux disciplines». On pourrait avoir la sensation d’entendre la voix d’une autre grande poétesse du Moyen-Âge, Christine de Pisan, protester et plaider pour l’indépendance économique et culturelle des femmes, lutte qu’elle avait vécue sur sa peau, une fois devenue veuve.
Louise Labé elle aussi connut le veuvage, mais aucun fait remarquable ne nous a été rapporté à ce sujet; il semblerait qu’elle se soit retirée à vie privée pour finalement disparaître encore assez jeune en 1566, vers la quarantaine.

On découvre toute l’originalité de son inspiration dans le texte Débat de folie et d’amour, qui tout en faisant allusion à l’Éloge de la folie d’Érasme, propose les discussions déclenchées par la redécouverte du Banquet de Platon dans les milieux lettrés, sur le rôle philosophique, moral et social de l’amour. Son œuvre est pourtant drôle et impertinente car elle se moque d’un monde judiciaire fonctionnant pour lui-même, des grands qui s’arrangent avec la morale, des jeunes seigneurs qui se croient tout permis. Elle attaque aussi l’arbitraire de l’inégalité sociale et la domination masculine. L’intrigue est simple: Jupiter organise un grand festin où tous les dieux sont invités. Amour et Folie arrivent en même temps sur la porte du palais et une diatribe les oppose tout de suite sur la question de la préséance, ce qui déclenche entre les deux, une véritable dispute verbale pour affirmer, de la part de chacun d’eux, ses propres droits. Les deux personnages ne se bornant pas aux mots, ils passent aux faits ce qui oblige les Dieux à émettre un jugement.

Pour sa production poétique on propose un choix limité mais qui mettra en évidence ce que cette poétesse doit aux auteurs classiques et ce qui est par contre le produit de sa sensibilité personnelle.

Je vis, je meurs; je me brûle et me noie

Je vis, je meurs; je me brûle et me noie;
J'ai chaud extrême en endurant froidure:
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Louise Labé


Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés
Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,
Ô noires nuits vainement attendues
Ô jours luisants vainement retournés!

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,
Ô temps perdu, ô peines dépendues,
Ô mille morts en mille rets tendues,
Ô pires maux contre moi destinés!

Ô ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts!
Ô luth plaintif, viole, archet et voix!
Tant de flambeaux pour ardre une femelle!

De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d'endroits d'iceux mon cœur tâtant,
N'en est sur toi volé quelque étincelle.

Louise Labé


Je fuis la ville, et temples, et tous lieux

Je fuis la ville, et temples, et tous lieux
Esquels, prenant plaisir à t'ouïr plaindre,
Tu pus, et non sans force, me contraindre
De te donner ce qu'estimais le mieux.

Masques, tournois, jeux me sont ennuyeux,
Et rien sans toi de beau ne me puis peindre;
Tant que, tâchant à ce désir éteindre,
Et un nouvel objet faire à mes yeux,

Et des pensers amoureux me distraire,
Des bois épais suis le plus solitaire.
Mais j'aperçois, ayant erré maint tour,

Que si je veux de toi être délivre,
Il me convient hors de moi-même vivre;
Ou fais encore que loin sois en séjour.

Louise Labé

Referenze iconografiche: Wikimedia Commons, Louise Labé (1524-1566) Engraving by Pierre Woeiriot (1532-1596);
Fabrice Cuoq/Shutterstock